LA REVUE PARUTIONS FONDATEURS

N° 1 – « À pas aveugles de par le monde »

Nouvelle série – 2015 – 128 pages – éditions Multiple – 15 €


Sommaire

  • ÉditorialCollectif
  • Après la finFrançois Meyronnis
  • Même si je marche dans les Plaines de la MortValentin Retz
  • La parole de Leïb RochmanYannick Haenel
  • Leïb Rochman, le grand roman de la destruction (entretien)Rachel Ertel
  • Nouveaux aperçus sur la domination à l'âge numérique (entretien)Stéphane Knecht
  • Love me, love my umbrellaYannick Haenel
  • Giacomo Joyce –  Le moins pour le mieuxValentin Retz
  • La révolution de Maistre (entretien)Philippe Sollers


Couverture n° 1 nouvelle série


Éditorial

François Meyronnis & Yannick Haenel

« La littérature est-elle autre chose, mystiquement, qu’une écoute du langage ? »
Ligne de risque     

Nous avons créé Ligne de risque il y a exactement dix-huit ans, le temps d’une génération. Cela fait vingt-sept numéros, et un long travail, patient, difficile, qui a consisté à chercher le feu dans la cendre. « Où a été parlé, disait Heidegger, parler ne cesse pas. » Cette phrase, nous l’avons prise au sérieux, parce que nous n’en pouvions plus de l’étiolement de la vie littéraire de l’époque. Il nous apparaissait que les bâcleurs de roman et autres bulles de savon du marché éditorial n’étaient plus devancés que par la ruine et n’avaient pour séjour que la dévastation de leur langue, sans en avoir aucune compréhension. N’ayant même plus à nos yeux l’intérêt du symptôme, nous estimions qu’ils se payaient les uns aux autres, comme aurait dit Anaximandre, châtiment et expiation pour leur radicale ineptie. L’état de cette sphère de l’intérêt social appelée « littérature » n’a fait depuis qu’empirer : nous avons eu à dresser l’inventaire de la faillite. Ce fut parfois bien drôle.

L’un des tours de cette faillite nous a semblé dès le début passionnant à observer de près. Alors que la critique littéraire, ou ce qui en reste, s’avérait manifestement incapable de comprendre quoi que ce soit à l’émergence de Michel Houellebecq comme figure de proue d’un paquebot par ailleurs en train de sombrer, nous nous sommes mis à l’écoute de ce curieux phénomène, et depuis cette écoute attentive, nous l’avons considéré, pour employer le vocabulaire de Joseph de Maistre.

Et, le considérant, nous lui avons reconnu une certaine ampleur. Il se révéla captivant en proportion inverse de ses qualités de style. Les filières par lesquelles il fait passer ses lecteurs, et même ceux qui ne le lisent pas (les premiers n’étant, pour la plupart, qu’une ramification des seconds), ces filières ressortissent à une variante particulière du lugubre. Pourquoi ne pas le dire franchement ? Avec les imaginations creusantes qu’elles drainent, on devine, tapie derrière elles, une inquiétante présence : quelque chose comme un satanisme moite. En tout cas, un démon.

Un démon en phase avec des temps incubatoires.

Toute l’œuvre de Houellebecq, à partir d’un constat, le retournement du projet prométhéen des Temps modernes en une servitude marécageuse qui ne laisse rien en dehors d’elle, surtout pas le langage, prône toujours le même remède : un approfondissement incessant de la soumission, jusqu’à rejoindre (à travers des mondes illusoires) une certaine apathie. Si nous partageons, pour une part, le constat ; si nous admettons aussi que la République est morte, et son soubassement, les « Lumières », en pleine capilotade, nous avons pris une voie radicalement différente de celle qu’indique l’auteur de Soumission.

Une voie antipodique, pour être exact. « Nous, les antipodes », comme dirait Nietzsche. Pas du tout notre genre, en effet, de se venger de la vie en attaquant la vie même, et de prendre le « vouloir-mourir » comme boussole.

Si nous écrivons, c’est uniquement pour nous engager dans la passe du vif : ce qui nous intéresse, vers quoi nous tendons, c’est le « Lieu de la vie » – où le commencement coïncide avec la fin.

Qu’est-ce qu’un écrivain, selon nous ? – Celui qui cherche – qui trouve – qui est émerveillé – enfin, qui règne. C’est la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devenue pierre d’angle.

Nous observons combien la parole est constamment attaquée, avilie, souillée. Mais, pour nous, elle ne se résume pas à un fait humain ; encore moins à un instrument de communication. La formule de Joyce, Word, save us, nous ne croyons pas qu’il s’agisse seulement d’une formule. C’est là que nous divergeons le plus nettement avec les courtes vues et les demi-pensées flétrissant nos contemporains, et qui en font les proies plus ou moins consentantes de la destruction.

Nous n’aspirons qu’à parler dans l’intégrité de notre parole, donc à désépuiser le langage. Ce qui va de pair avec une attention portée à notre manière de vivre, aux formes de vie que nous choisissons ; et avec le souci de nous rassembler dans l’écoute de toutes les paroles vivantes du passé. « Nous autres, catholiques errants », pour reprendre un mot célèbre de Joyce. Curieuse Pentecôte !

Les richesses inouïes que nous avons indiquées, l’histoire des trésors que nous avons trouvés, toute cette sagesse a été aussi dédaignée que le chaos. Et cela ne nous a aucunement attristé.

De toute façon, si notre époque ferme comme aucune autre, elle ouvre aussi comme aucune autre : à la réquisition par la science et la technique, nous devons la présence simultanée de toutes les opulences inquestionnables.

En regard de l’instant cybernétique, qui propage l’oubli sur tous les points du globe, il y a le vertige de la mémoire, dont la sagesse juive a fait l’apanage du Juste. Car est tel celui qui se souvient des signes que Dieu lui donne.

Nous nous souvenons, quant à nous, de ce travail de dix-huit ans, indifférent à toute demande sociale, et des vingt-sept livraisons de notre revue, indissociables des livres que nous avons publiés. Puis nous prenons la résolution de doter Ligne de risque d’une vie nouvelle – de faire comme si la revue venait juste de naître. Voici donc le premier numéro de la nouvelle série.

Valentin Retz nous a rejoints : pour lui comme pour nous, la littérature transperce les apparences actuelles ; et se consacre à des voies qui se détournent de la soif criminelle du monde.

Nous avons confiance. Il y a les meurtres expéditifs, les rumeurs de guerre civile et ce qu’ils appellent la « crise mondiale ». Mais nous avons confiance. De plus en plus. Non pas en nous. Encore moins dans les autres. Mais dans le fait que la parole nous sauvera chaque jour – comme dirait Rabbi Nahman de Braslav – avec un salut nouveau.

Afin de trouver l’étincelle, nous commençons par un immense livre, traduit du yiddish par Rachel Ertel, cette frêle femme de quatre-vingt-deux ans qui a fait le don au français de cette merveille, À pas aveugles de par le monde de Leïb Rochman, huit cents pages de vraie littérature. Et, simultanément, nous revenons avec notre ami Philippe Sollers sur l’oeuvre géniale, et si méconnue, de Joseph de Maistre, l’auteur controversé des Soirées de Saint-Petersbourg et du curieux Du pape. Nous revenons aussi sur le magnifique cryptogramme de James Joyce, publié dans une nouvelle traduction de Georgina Tacou aux éditions Multiple, Giacomo Joyce.

Et comme l’on ne peut atteindre la splendeur cachée du jour nouveau qu’en brisant les écrans, nous posons aussi la question de l’emprise cybernétique sur nos existences.

En effet, celui qui pense la littérature dans la consistance de sa lettre, comment ne penserait-il pas en même temps la plus grande liberté et le plus grand asservissement – ce qui restitue à l’indemne, et ce qui nous en prive ?



Notre ami Frédéric Badré est désormais atteint par ce qu’on appelle la maladie de Charcot. Il vient d’écrire un beau livre, La Grande Santé, qui paraîtra au Seuil, où il décrit son combat, d’abord spirituel. Dans la nouvelle vie de la revue, il reste parmi nous : au premier rang. Qu’il sache combien nous l’admirons.