LA REVUE PARUTIONS FONDATEURS

N° 2 – Dévoilement du Messie

Nouvelle série – 2017 – 208 pages – éditions Multiple – 18 €


Sommaire

  • ÉditorialCollectif
  • Une couronne de vie (pour Frédéric Badré)Yannick Haenel
  • Dévoilement du Messie (entretien)Pierre-Henry Yehuda Salfati
  • Apothéose de la virtualité (entretien)Stéphane Knecht
  • Miséricorde pour les damnésValentin Retz
  • L'Imitation de Bartleby (extrait)Julien Battesti
  • Le Royaume (entretien)Philippe Sollers


Couverture n° 2 nouvelle série


Éditorial

François Meyronnis, Yannick Haenel & Valentin Retz

Il dit : Si tu connaissais, toi aussi, en ce jour ce qui mène à
la paix ! Mais maintenant, cela a été caché à tes yeux.
Luc, xix, 42     

Le salut vient des Juifs.
Jean, iv, 22     

Cela fait vingt ans que Ligne de risque a été fondée. Vers la fin du xxe siècle, la littérature, de même que la pensée, non seulement en France mais dans le monde, nous semblait dans une impasse, et nous avons créé cette revue pour ne pas avoir à la subir : pour que cette impasse ne régisse pas nos existences, ne pèse pas sur chacun de nous comme une lourde meule, et surtout, mais cela en découle, ne nous dicte pas ce que nous avons à écrire.

Objection à ce que l’impasse parle en nous, à ce qu’elle se livre en nous à un exercice de ventriloquie.

Dès 1998, le grand ventriloque de l’impasse, Michel Houellebecq, aujourd’hui adulé des foules, avait surgi sur le marché littéraire. Avec lui, l’impasse elle-même disait je, ne se contentait plus d’exercer son action sur le menu fretin, mais franchissait la ligne de dévoilement, d’ailleurs sans que personne ne s’en avise. Un large public raffolait de la prose de Houellebecq, l’encensait, mais à condition de ne pas saisir ce qu’elle exprime : l’impasse, dans toute sa rigueur, telle qu’elle prend au piège la société occidentale. Et cette prose avait l’air – a toujours l’air – de décrire ce qui écrase et abaisse, alors qu’en fait elle y contribue.

Nous, nous cherchions un autre chemin – faire apparaître les fouets implacables, puisque le langage révèle, mais sans travailler pour eux – ce qui implique une sécession. Et, donc, un risque. Ce fameux « bond hors du rang des meurtriers », dont parlait Franz Kafka.

Refus, chez nous, d’être agencés par la force qui agence, opérant depuis nulle part, et que nous nommions l’Esprit du vide. Mais ce que nous refusions n’a pas d’en face : filtre à travers les moindres choses, siphonne la ligne sagittale du temps, raccorde tous les lieux du globe par l’instantanéité des réseaux. Surplomb horizontal, cette grande force relève d’un certain état du nihilisme, qui ajuste et dispose des branchements, croise et recroise des liaisons ; où évaluer et compter prennent le pas sur tout, de sorte que notre monde est sans arrêt précédé par sa liquidation incessante, n’ayant plus d’autre élément que cette annulation dans la virtualité.

Un peu sérieusement, on disait : Ça sent la destruction ! Et autour de nous, on faisait semblant de ne pas comprendre. On nous répondait : Vraiment ? Est-ce que vous n’exagérez pas ?

Mais aujourd’hui chacun perçoit que nous n’exagérions pas, et que les périls enflent, le ravage prenant plus d’un tour. Il n’est que de prêter l’oreille aux pépiements numériques pour entendre les oscillations et séismes qui feront bientôt trembler le sol sous nos pieds.

On est confronté à une servitude montante, et face à elle l’indignation est au mieux une pose, quand ce n’est pas une niche médiatique. Il y a mieux à faire que de rejoindre la cohorte impuissante des bougons, des ronchons et des râleurs – il y a à se mesurer à l’événement.

À nos yeux, cela signifie : écrire, et il n’existe pas selon nous de littérature, ou de pensée, sans un exode préalable – disons-le plus nettement : sans sortir de la maison d’esclavage.

Dès lors, comment ne serions-nous pas concernés par la sagesse d’Israël sous toutes ses formes ? Car elle enseigne précisément la manière de s’échapper de la maison d’esclavage, c’est-à-dire de sortir d’Égypte, et d’abord de notre Égypte intérieure. Ainsi, Mitsraïm, le mot hébreu qui désigne ce pays dont Moïse extirpe le peuple élu, renvoie-t-il aux limites de chacun : à ce qui barre en tout être l’accès de l’infini.

« L’infini est peu logeable », disait un poète. Bien. Sauf que la sagesse d’Israël, dont le christianisme est une branche, nous apprend justement à résider en lui ; et, même, nous dévoile que nous n’avons pas d’autre lieu en partage, à condition pour chacun de s’ouvrir à une telle vérité, en abaissant les uns après les autres les écrans qui nous éloignent d’elle. Si une vie serpente sur cette terre, ondulante et méandreuse, n’est-ce pas afin que quelqu’un traverse l’obstacle, fût-ce dans l’agonie, et qu’ainsi à chaque fois le fini cède le pas à l’infini ?

Selon nous, la « littérature » est une voie pour cela ; si toutefois on cherche à donner un sens à ce mot, rendu caduc par la boutique pourrie du système éditorial.

Dans cet esprit, nous avons lié notre sort depuis le début à celui de la parole, acceptant même qu’on nous jette au rebut : et cela non pour des raisons sociales ou anecdotiques, mais parce que nous avons assumé, chacun à notre manière et selon notre style, d’être les témoins vivants de l’exil où la société planétaire relègue la parole.

Car cette nouvelle société, absorbée elle-même dans le maillage réticulaire de la virtualité, écarte ce qui se soulève dans le verbe et le répudie ; en fait, ne supporte la parole qu’à travers son aplatissement dans le registre le plus banal : celui de la communication.

Affirmons-le avec calme : dans la « société liquide », le langage qui ne se laisse pas ronger est proscrit – quant aux gens capables d’esprit de suite, ils vont jusqu’à le haïr franchement ; abhorrant tout ce qui excède les modestes proportions du babélien dont ils se suffisent.

Si d’aucuns rechignent à une telle réduction verbale, ou refusent de la pratiquer sur eux, au prétexte qu’il s’agirait d’un châtrage, on les frappe aussitôt de suspicion – allons, se prendraient-ils pour des prophètes ?

Devant cette méfiance justifiée, nous restons impavides – car, enfin, on nous retire les mots de la bouche – la littérature, à nos yeux, étant un tour de la prophétie ; ou bien peu de chose.

Word, save us – la formule de James Joyce est davantage qu’une formule. Autant avouer que nous la reprenons à notre compte ; et que nous donnons pour vrai que la parole en acte, étrangère au monde, est aussi ce qui sauve.

Rien n’est plus fragile, en un sens, comme cette manifestation de Dieu à l’égard du prophète Élie dans le Livre des Rois, ne prenant ni l’aspect d’un grondement de tonnerre ni celui du tremblement de terre, ni même celui du feu ; mais la forme la plus délicate, celle, infime et légère, d’une « voix de silence fin », comme dit magnifiquement le texte. Or à cela – à cette épiphanie de la faiblesse – s’apparente toute parole véritable, tenant sur son tri, même quand elle semble dure et violente.

Ainsi est-elle si chétive et cependant invulnérable – indestructible ; à la fois si peu et beaucoup, comme le néant. Dans son déferlement mondial, c’est cela que déteste le nihilisme : la voix de silence fin qui retentit à l’intérieur d’une parole véritablement parlante.

Au treizième chapitre de l’Évangile de Marc, on trouve cet énoncé audacieux : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Qu’est-ce que cela signifie, sinon que le cosmos dans son entier – ce monde-ci, mais également tous les autres – ne peut rivaliser, malgré sa vastitude illimitée, avec la plus petite des paroles du Messie ; et cela parce que ces paroles, même la moindre d’entre elles, excèdent de très loin le cosmos.

Il y a donc dans la parole une étrangeté radicale, et dont le Messie comble la mesure ; d’autant que lui, à rebours des autres humains, ne se distingue aucunement du langage qu’il porte. On rapproche d’ailleurs dans la tradition juive le mot Mashia’h, qui signifie l’« Oint », du mot Messi’ha, qui désigne celui qui parle dans l’intégrité de sa parole.

Dans la première livraison de notre revue, en janvier 1997, nous insistions sur l’« apocalypse » – autant dire sur le dévoilement inhérent à l’âge de la fin, qui est aussi l’incise d’un nouveau commencement. Vingt ans après, nous persistons en mettant l’accent sur le dévoilement du Messie, qui n’est autre que celui de la parole. Comme disait notre ami Bernard Lamarche-Vadel, sans doute pourrait-on nous faire des reproches ; mais certainement pas celui de manquer de cohérence.

Avec Pierre-Henry Yehuda Salfati, nous proposons dans ce numéro une analyse pénétrante du dévoilement messianique à la lumière de la pensée des sages d’Israël. On découvre pourquoi le Messie est assimilé au « huitième jour » ; ce que signifie le « Troisième Temple » ; mais aussi le lien particulier du Messie avec la France, sous le nom de Tsarfat ; et qu’il est difficile de penser la possibilité messianique sans affronter également le risque d’une extermination d’Israël par Amaleq ; ainsi que tant et tant d’autres questions épineuses, qui permettent de renouveler en profondeur notre compréhension de la mystique juive.

Accueillir la sagesse d’Israël dans la langue française tient, en tant que tel, d’un événement messianique ; et notre revue, depuis qu’elle existe, a l’honneur d’y concourir.

La question du « Royaume » n’est pas si éloignée de celle du Messie – qui est également un « Roi ». Philippe Sollers nous montre comment le « Royaume » ne se confond pas avec la « Nation » – encore moins avec ce que les historiens nomment l’« Ancien Régime ». « Le Royaume – écrit-il dans Beauté – est une Révolution permanente, dont la langue, portée à un certain niveau, reçoit tout et traduit tout en mieux. »

Nous proposons l’extrait d’un livre à venir de Julien Battesti, dont le narrateur peu à peu s’identifie à une figure christique : le Bartleby de Melville. Là aussi, nous demeurons dans les parages du Messie. Et notre fierté est grande d’écrire pour la première fois le nom de ce jeune écrivain, qui sonnera un jour aux oreilles de ceux qui aiment la parole.

Avec Stéphane Knecht, nous poursuivons notre enquête sur les trames de la virtualité qui enserrent le monde – en effet, si dévoilement messianique il y a, il ne peut qu’intervenir dans le lieu même du ravage – enroulé avec celui des puissances obscures.

Enfin, nous rendons hommage à notre ami Frédéric Badré, avec qui nous avons fondé Ligne de risque il y a vingt ans, et qu’une longue maladie a emporté ; ainsi reproduisons-nous dans ce numéro certains de ses dessins que nous aimons le plus.

Frédéric Badré a fixé son destin dans un beau livre, La Grande Santé, qui reparaît aujourd’hui aux éditions du Seuil, augmenté de pages écrites dans les derniers temps de sa vie, et qu’il a nommées L’Intervalle.

L’intervalle, c’est le lieu où Frédéric a trouvé à se tenir de lui-même. Où son destin s’est donné forme : d’abord en renonçant à écrire pour faire ressurgir en lui, à temps plein, les dons de la peinture et du dessin ; ensuite, lorsque son corps commença de s’immobiliser, en revenant à la parole écrite : « Je recherche la vibration derrière les formes qui nous assaillent », écrivait-il.

L’intervalle est le lieu que Frédéric Badré s’est inventé – qu’il s’est donné – pour accueillir à sa manière cette « voix de silence fin » où, par-delà la mort, la parole ne cesse de s’écouter.