LA REVUE PARUTIONS MEMBRES SE PROCURER

N° 27 – Les humains ne sont pas seuls au monde

2013 – 64 pages – 10 €


Sommaire

  • ÉditorialCollectif
  • On n'enterre pas la paroleFrançois Meyronnis
  • Je vois le feuYannick Haenel
  • Le baiser-satoriYannick Haenel
  • De l'usage des esprits (entretien)Tobie Nathan
  • Sur les dieux grecs (entretien)Philippe Sollers
  • Les Paroles du SeigneurJacob Frank
  • La loi de l'ignominie : puissance messianisme et exil dans Le Château de KafkaW. G. Sebald
  • Dans la posture de leur chuteFrédérika Amalia Finkelstein
  • A.C.T.R.XJohn Jefferson Selve


Couverture n° 27


Éditorial

François Meyronnis & Yannick Haenel

« La littérature est-elle autre chose, mystiquement, qu’une écoute du langage ? »
Ligne de risque     

Il y a un préjugé sur lequel les Temps modernes, depuis trois siècles, ont établi leur règne – à savoir qu’il n’y a pas d’autre puissance raisonnable, ou spirituelle, que celle qui échoit en partage aux humains. Les pierres ne pensent pas, dit-on ; ni les plantes ; ni les animaux : le bipède sans plumes, sur ce plan, ne doute pas qu’il est seul au monde, et qu’il repose en lui-même, sur lui-même, avec la capacité pleine et entière de se donner une loi.

On a donc posé une instance sous le nom d’« humanité ». À partir de là un « Nous-hommes », prétendument universel, a dominé le monde, avant de le mettre à la raison par la science. Postulant que la société a pour seul horizon elle-même, ce « Nous-hommes » ne rencontre jamais que lui, ou son ombre : ce qui aboutit à un aplatissement sans précédent, par le biais d’une réquisition de tout, et à un assèchement mortifère, par le rejet de ce qu’on ne peut fabriquer ni répartir.

Mais cette astreinte occidentale à ne croiser que soi suscite à la longue un immense ennui, avec le pressentiment de ne rencontrer personne – impossible même de faire l’épreuve du néant, auquel on se ferme à bloc, faute de pouvoir l’inclure dans une évaluation. Quoi de moins social, n’est-ce pas, que le vide ?

Celui qui se barricade à l’encontre de cet insociable néant, comment un dieu viendrait-il vers lui, ou un esprit ? – Il le leur interdit lui-même, en ne laissant aucun interstice.

Et pourtant cet interstice existe, qu’on le veuille ou non, dans la mesure où les humains parlent et où cette parole ne se réduit pas à communiquer des messages, ni à échanger des informations, ni même à transmettre des ordres : car si, sans elle il n’y aurait, de fait, ni appareil, ni outil, ni instrument, elle-même n’en est pas un. On aurait donc tort de confondre les signes qu’elle dispense avec un équipement à notre service, alors que la parole est d’abord un intervalle, un battement de vide à l’intérieur du monde, l’écart qui permet à l’homme de ne pas être qu’un homme – autrement dit, l’absence de fond à partir duquel jaillit la liberté la plus extrême.

Prêter attention à ce vertige dans les mots, les phrases, les sons – les lettres ! –, et tirer de cette attention un savoir, à la fois obscur et lumineux, c’est faire voler en éclats toute forme de sociologie, attendu que dans ce vertige la société trouve son antimatière.

Tant pis pour les entichés du lien. « Inventez – disait Jean Genet –, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. » Nous ajouterons : qui coupent non pour séparer, mais pour que le véritable lien ne soit pas obstrué, engorgé ; parce que avant qu’il y ait les humains, il y a la parole : et cet homme comme cette femme ne sont, chacun, que les voyageurs qu’il lui faut pour se rejoindre à travers une écoute. D’où la nécessité à chaque fois d’une langue spécifique, ouverte à d’autres langues ; d’un temps où se réverbèrent tous les temps ; d’un corps et d’une chair, ouverts à d’autres corps, à d’autres chairs, et dont les cinq sens, la vue, l’odorat, le toucher, le goût, l’ouïe, s’enroulent dans un sixième, qui est justement la parole, où les cinq premiers vrillent les uns dans les autres.

C’est pourquoi le solitaire qui fait attention à la parole, qui l’écoute avec ses oreilles, avec ses yeux et de tout son corps, celui-là ne vient ni trop tôt ni trop tard. Juste à proportion qu’il est moins humain, il s’éloigne de la ressemblance de l’homme. Et il le prouve en réalisant que la parole est elle-même l’éclaircie, opérant par là un renversement des clartés.

Autant dire qu’il passe sur une rive nouvelle ; mais inutile de prendre pied sur cette rive pour savoir qu’avec la parole, tramés en elle, ne sont pas que les humains, mais aussi les dieux – les anges, les démons – tous les esprits – tous les mondes invisibles : ce à quoi les religions n’ont été que des accès, autant parfois que des obstacles.

Évidemment ce n’est pas de la linguistique qu’on apprendra que dès qu’il y a la parole, il y a aussi les dieux. Il y faudrait une science sacrée, mais elle est à réinventer : un bondissement vers l’inconnu !

Ce qui ne va pas sans une nouvelle façon de vivre le temps ; celle que les mystiques ont cherché, de même que des musiciens, des peintres ou des écrivains.

On se persuade que la science moderne est le seul mode du dévoilement parce qu’en effet elle récuse les autres. Ce qui arrive s’avérant le champ de la découverte scientifique, on s’imagine confirmée la proposition inverse : à savoir que l’inconnu consiste seulement en ce que la science moderne pourrait, un jour, nous en dire. De là à croire qu’elle soit, avec ses procédures, le critère exclusif de la réalité du réel, il n’y a qu’un pas, que franchissent les scientistes. Encore plus bassement, d’autres présument que la société décide seule, à travers les médias, de ce qui est réel ou non. Collatérales et germaines, ces deux positions ne trouveront jamais en nous des appuis.

Car nous ne croyons ni à la société comme valeur ni à la science comme norme. Nous sommes si peu laïcs, au fond.

Mais dans un monde globalisé sous l’emprise de la marchandise, les dieux aussi doivent cohabiter, cette fois avec d’autres dieux, issus d’autres traditions et d’autres langues : aucun d’entre eux ne peut plus vivre tout seul sur aucune terre, et surtout pas dans les agglomérations des pays riches. Vis-à-vis du sacré, nous vivons tous désormais à la frontière.

Cette revue est un espace médian où les dieux, incommensurables les uns aux autres, coexistent dans leur différence. Superposable à tous les dieux qu’a nourris la parole, tel est le dieu inconnu de la littérature.